
La vie imaginaire de mes ancêtres anonymes
En 1912, personne ne photographiait son menu du jour avec son smartphone pour le publier sur Instagram. Une visite chez le photographe était un événement rare, une expédition, un cérémonial et une dépense presque extravagante. À ce prix, pas question de loucher et de faire le guignol devant l’objectif.

Fridolin avait attelé les chevaux dès l’aube pour emmener les sœurs Reusser chez le photographe. Elles voulaient profiter des heures fraîches du matin pour affronter les 16 kilomètres de chemins vicinaux chaotiques qui menaient en ville. Les épingles à cheveux – qui maintenaient leurs chignons bien serrés – et leurs robes corsetées – boutonnées jusqu’à la garde – étaient une torture suffisante sans y ajouter un soleil de plomb. Selon leurs calculs, si elles ne traînaient pas, elles pourraient profiter de la charrette pour ramener quelques sacs de farine achetés en chemin et être de retour à temps pour mettre à cuire les patates du soir.
Gertrude, Ana, Marthe et Nelly se mirent en route avec entrain. Cela faisait 5 ans qu’elles économisaient en vue de ce cliché commémoratif. La cadette allait enfin bientôt se marier, c’était une occasion à marquer. Longtemps, sa famille avait craint qu’elle et son éternel air mélancolique ne restent sur le carreau. Mais dans les petites bourgades, il n’y a pas tant de choix sur le marché, si bien que toute casserole a une chance de trouver tôt ou tard son couvercle, fût-il d’occasion.
Perfide Albion
Une ombre ne tarda hélas pas à s’inviter dans cette journée d’enterrement de vie de jeune fille. Dès la mi-parcours, Marthe se plaignit de nausées et Ana lui emboîta le pas : elle aussi avait mal à l’estomac. Les deux autres bénéficièrent d’un sursis d’une heure avant d’être elles aussi rattrapées par les coliques. De toute évidence, le ragoût de vieux mouton de la veille avait du mal à passer. Leur mère, fidèle à ses talents d’optimisation, avait apprêté les bas morceaux d’une brebis tarie à la façon d’une recette de « haggis », transmise par la femme de l’instituteur, qui avait – dans sa jeunesse – été gouvernante dans une famille originaire d’Écosse. Sur le moment, bien que peu fameux, le résultat s’était révélé mangeable, grâce notamment à la sauce aux champignons. Le ruminant avait décidé de se venger à retardement. Ou alors, c’étaient les systèmes digestifs qui protestaient contre ce plat d’inspiration étrangère. Toujours est-il que cette crise de foie collective les aida à conserver un air tout à fait digne et sérieux au moment de la prise de vue. Le genre constipé était à la mode, nul ne pouvait envisager de passer à la postérité sans adopter une mine grave. Cent treize ans plus tard, on n’a qu’une envie : les chatouiller sous les bras pour faire tomber l’excès d’amidon.
Élixir salvateur
Au sortir de l’estaminet du photographe, les quatre souffreteuses se ruèrent chez l’apothicaire, pour acquérir une potion susceptible de soulager leurs vicissitudes digestives. Monsieur Purgon leur venta les mérites d’une décoction de son cru, souveraine pour soulager les fluxions de poitrine, les rhumes de culottes et autres infections urinaires, les indigestions, les lumbagos et même les cors aux pieds (dans ce cas, il fallait l’appliquer en cataplasmes). Le pharmacien semblait lui-même avoir grand besoin de ses remèdes : à la suite d’une piqure de guêpe, son nez avait triplé de volume. D’un rouge violacé, turgescent, il semblait prêt à éclater à tout moment. Durant toute la conversion, Nelly avait craint de se retrouver éclaboussée de lambeaux sanguinolents, alors qu’elle portait sa robe du dimanche.
Cet achat se révéla opportun. Le liquide brunâtre et malodorant eût vite fait de réparer les organismes. Les quatre frangines purent tranquillement poursuivre leur programme de l’après-midi et regagner leurs pénates dans la bonne humeur. Elles avaient même grand faim à l’heure du souper et se régalèrent de croquettes de pommes de terre, accompagnées de lard bien gras de cochon bien de chez nous. Elles allèrent se coucher la panse pleine, le corps fourbu, la tête en proie à une farandole d’images de cette journée de sortie, bien loin de leur routine habituelle.
Tonitruant tohu-bohu
Dans la nuit, aux environs de 2 heures 30, tout le village dormait, sauf la femme du postier (qu’un besoin urgent avait tiré du lit) et Gustave, aux prises avec le vêlage compliqué d’une de ses vaches. Le clocher de l’église venait de sonner timidement la demie quand une formidable déflagration ruina en trente secondes le sommeil et la quiétude de la petite bourgade. Même la vieille Adélie, sourde comme un pot, sortit de sa maison en chemise de nuit : elle n’avait rien entendu, mais les ressorts de son matelas lui avaient fidèlement transmis l’onde de choc.
Vous brûlez de savoir ce qui s’est passé ? Rendez-vous le 21 septembre 2025 !
Marinette Boillat Chatton
Quatre cartons ont échoué chez moi en provenance de ma maison d’enfance. Ils recèlent les photos accumulées par mes parents, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents. Me voilà face à des albums pleins d’inconnus d’un autre siècle, qui ont – de près ou de loin – un lien de parenté avec moi. J’ignore tout de ces aïeux, je ne sais rien de leur vie. Mais c’est très amusant d’imaginer leur lointain quotidien. Pour pimenter l’exercice, mes collègues de la rédaction ont ajouté un jeu : je dois placer six mots dans ma petite histoire. Saurez-vous deviner lesquels ? Réponse dans la prochaine édition.